par Jean-Luc Le Grix De La Salle
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3 juillet 2025
La création d’une entreprise est un sujet délicat et mystérieux qui demande une certaine dose d’inconscience, voire de folie : s’il savait par avance les dangers qu’il devra affronter, il est probable que l’entrepreneur renoncerait à son projet. Le sujet devient plus compliqué dans la gestion d’une entreprise par une collectivité familiale. Certes, la famille n’a pour ainsi dire pas de limite ni à la mobilisation ni à l’effort. Mais en contrepartie, elle est incroyablement susceptible, possède une mémoire transgénérationnelle aiguë et exige de nombreux égards. Cependant, le plus grand défi survient lorsqu’il faut préparer la transmission de l’entreprise familiale, organiser son pouvoir et utiliser les techniques de passation de cet actif somme toute spécial aux générations ultérieures. Dans la vie des affaires, on rencontre trois types d’entreprises : les entreprises dont l’actionnaire est l’Etat, comme la Sncf ou EDF, les entreprises cotées dont le capital est dispersé dans le public, comme Axa, Total ou BNP, ou encore les entreprises familiales, qui sont en principe détenues majoritairement par des personnes physiques issues d’une même famille. La dernière catégorie caractérise l’entreprise dite « familiale » détenue par une ou plusieurs familles actionnaires dont l’objectif est la croissance, la pérennité, la conservation et la transmission au profit des générations ultérieures. Outre les questions juridiques et fiscales, la transmission familiale est concernée par la gouvernance et l’idée d’une culture familiale, un « affectio familiae », caractérisant l’ensemble de relations affectives contribuant à un projet commun. Ainsi, la transmission (réussie) de l’entreprise familiale nécessite de réunir bien plus de savoir-faire que dans la transmission d’un portefeuille de valeurs mobilières. L’idée fondamentale est la préservation de l’outil économique et familial. Il s’agira de lutter contre une imparfaite transmission des clefs de l’entreprise, et contre une sous-estimation des contingences juridiques et fiscales. Cela suppose ainsi d’organiser les rapports entre membres d’une même famille, entre les actionnaires, et entre la famille et l’entreprise. C’est un véritable défi. Un processus raisonné d’anticipation 50 % des entreprises vont rentrer dans un processus de transmission ou de vente, au cours des dix prochaines années. Cependant, seulement 25 % des familles ont entrepris un processus raisonné d’anticipation de la transmission de la direction et des titres de l’entreprise. Bien évidemment, les entreprises familiales sont multiformes, par leur taille, leurs modalités d’organisation ou leur géographie. La pérennité de l’entreprise qui existe parfois depuis plusieurs générations ne peut être garantie si sa gouvernance n’est pas prise en compte : il s’agit de combiner la manière dont s’articulent les pouvoirs qui la constituent entre pouvoir des actionnaires, pouvoir exécutif et pouvoir de surveillance. Enfin, l’entreprise familiale n’est pas un individu qui opère seul des choix : elle regroupe une famille et son histoire, qui doit être conservée et préservée, tout en lui permettant d’évoluer. La pérennité de l’entreprise est strictement liée au succès de sa transmission qui est rendue complexe entre générations et branches familiales. L’allongement notable de la durée de vie oblige à penser paradoxalement plus tôt et plus loin. En clair, il n’est pas raisonnable d’attendre l’âge de quatre-vingt-dix ans pour transmettre à ses enfants qui seront alors âgés de cinquante-cinq à soixante-cinq ans et qui ne disposeront pas de la même énergie qu’à trente et quarante ans. Sans compter qu’il devient possible de passer au-dessus d’une génération qui aura accumulé frustrations et déceptions. Il faut tout changer pour que rien ne change. Pour assurer ses chances, même « en temps de paix », quand tout va bien au sein de l’entreprise et de la famille, il est nécessaire de mettre en place plusieurs outils. La charte familiale C’est un document par lequel la famille fixe les principes qu’elle entend suivre et/ou qu’elle entend développer dans le contexte de l’entreprise familiale. Outil conceptuel et pratique définissant et encadrant les thèmes majeurs des relations interpersonnelles dans le long terme, elle a vocation à promouvoir le sentiment d’appartenance et de responsabilité. La charte peut contenir des dispositions concernant la politique d’investissement des actifs tirés de l’outil professionnel, les projets philanthropiques de la famille, la définition du périmètre familial, l’ouverture et/ou les restrictions concernant l’accès au capital, la fixation des règles de répartition de pouvoir entre chaque branche, les modalités d’accès aux postes de direction, entre autres, le comportement des membres de la famille, notamment au regard des règles de confidentialité ou de représentation en public, les modalités de modification de la charte et de résolution des conflits. La charte familiale contient un engagement moral qui peut toutefois revêtir une valeur juridique selon la portée qu’on souhaite lui conférer. L’assemblée familiale L’assemblée familiale regroupe tous les membres de la famille (dépendant de la définition qu’on a bien voulu lui donner) afin de définir et mettre en œuvre la gouvernance familiale. Elle a pour but principal d’assurer une information complète, uniforme et continue des membres de la famille sur l’évolution de l’entreprise. Elle permet d’organiser la gestion des actifs familiaux qui ne sont pas liés à l’entreprise. C’est une assemblée visant à donner du corps à la famille, de l’appartenance et de l’identité spécifique. Le conseil de famille Organe plus restreint, c’est un conseil exécutif prenant des décisions dans le sens déterminé par l’assemblée familiale. A ce titre, le conseil de famille permet de préparer et organiser la tenue de l’assemblée familiale afin de faciliter le dialogue et favoriser une bonne gouvernance familiale, résoudre les éventuels conflits, délibérer sur les questions liées à l’entreprise ou encore coordonner les intérêts des membres de la famille avec ceux de l’entreprise. Il permet aussi des rappels à l’ordre. Dans le cas de ces deux institutions, d’où il émane une forte valeur morale, on n’insistera jamais assez sur la question de la communication qui doit être fiable et ciblée. Le pacte familial Il s’agit d’un instrument plus contraignant que la charte, car fixant des engagements juridiques assortis de sanctions le cas échéant. Il est la traduction juridique de tout ou partie de la charte. C’est un pacte d’associés entre membres familiaux qui demeure un engagement extra-statutaire. Le non-respect d’un pacte, d’associé ou familial, est susceptible d’entraîner des dommages-intérêts. En revanche, une décision d’une assemblée générale en violation des statuts conduit à la nullité de la décision. Les statuts de l’entreprise ont une portée toute particulière car une décision d’une assemblée générale en violation des statuts conduit à sa nullité. Ils ont donc une force juridique supérieure au pacte familial. La préparation, l’anticipation et la clarté d’une organisation permettent de fluidifier les décisions familiales pour la préservation de l’entreprise. Une fois ces éléments élaborés, ou en cours d’élaboration, il sera possible alors de procéder à la transmission de l’entreprise dans de bien meilleures conditions. Plusieurs modalités sont offertes pour le passage à la génération suivante. La donation-partage C’est un acte juridique par lequel le donateur procède de son vivant à une disposition à titre gratuit. La donation est la répartition de ses biens ou certains de ses biens, suivie du partage entre deux ou plusieurs héritiers. La donation-partage permet ainsi de composer des lots et de réaliser avant l’heure fatidique la répartition des biens entre les futurs héritiers, tout en fixant définitivement les valeurs de lots donnés aux bénéficiaires, puisque ces dernières ne seront pas rapportables à la succession de leur auteur. Elle permet également d’éviter les difficultés de l’indivision successorale entre les héritiers, source de difficultés en cas de mésentente entre eux. La donation-partage est réalisée du vivant du donateur. Celui-ci maîtrise mieux la valeur d’un actif que des héritiers au moment du décès de leur père ou de leur mère, il est à même de procéder à des choix qui seront moins contestés ou mieux acceptés qu’au moment d’un décès. Fixant, en principe, des règles devant éviter l’impréparation d’un décès subi, la donation-partage anticipe ainsi la succession avec une acuité singulière. La donation-partage transgénérationnelle Cette opération a pour but d’accélérer la transmission du patrimoine aux générations suivantes en permettant de gratifier des donataires copartagés qui sont des descendants de générations différentes. L’ascendant peut ainsi doter des descendants de degrés différents (des grands-parents peuvent doter leurs petits-enfants). En revanche, l’attribution des différents lots doit être réalisée par souche, et non par bénéficiaire. La liquidation de la succession du donateur se dénouera comme s’il avait alloti ses seuls enfants. La donation-partage transgénérationnelle permet, à dessein, de « gagner » une génération, sans priver la génération intermédiaire d’un revenu qui lui est nécessaire. La donation démembrée La donation démembrée permet au donateur de conserver le revenu de l’entreprise, dont la nue-propriété est transmise aux nus-propriétaires. Cette donation permet de transmettre sur une base plus faible que celle de la pleine-propriété en fonction de l’âge de l’usufruitier. Les rapports usufruitiers/nus-propriétaires pourront être fixés contractuellement de manière, par exemple, à déterminer qui peut avoir le pouvoir de déclencher la vente des titres le cas échéant. En revanche, en cas de pacte Dutreil, l’usufruitier devra se borner à ne voter qu’aux assemblées ordinaires. Le pacte Dutreil Le pacte Dutreil a pour objectif d’éviter la disparition des entreprises familiales ou leur cession à des tiers. En effet, la France comporte le triste privilège d’être située dans le groupe de tête des droits de mutation à titre gratuit en ligne directe : 45 % au-delà d’1,8 million d’euros par donateur/successible et par bénéficiaire/héritier. Le pacte Dutreil n’est pas une modalité de transmission, mais un moyen sous conditions strictes de diminuer la facture fiscale au moment de la transmission. En outre, étant un contrat, il invite la famille à contractualiser ses rapports si cela n’avait pas déjà été organisé, au-delà même du pacte Dutreil. Dans notre exposé, il présente un triple intérêt : anticiper la transmission et ne pas attendre le vieillissement des dirigeants et de l’entreprise ; créer et organiser les organes de gouvernance et de décision ; et enfin de conserver l’intégrité économique de l’outil transmis. Lors d’une transmission à titre gratuit d’actions ou de parts sociales, la souscription d’un pacte Dutreil entre actionnaires familiaux permet de bénéficier d’un abattement de 75 % de la valeur des biens donnés (sans limitation de montant) pour le calcul des droits de mutation à titre gratuit. Il est possible de diminuer les droits de donation de 50 % si le donateur à moins de soixante-dix ans, et cela peut se cumuler avec une donation avec réserve d’usufruit. Le régime du pacte Dutreil repose principalement sur la combinaison de deux engagements de conservation. Dans un premier temps, les associés doivent prendre un engagement collectif de conservation des titres de la société pour une durée minimale de deux ans. L’engagement collectif – qui est un contrat – doit être souscrit par le donateur, pour lui et ses ayants-cause à titre gratuit, avec en principe au moins un autre associé de la société, pour une durée minimale de deux ans, qui court à compter de l’acte authentique ou de la date d’enregistrement du pacte à la recette des impôts si l’acte a été signé par acte sous seing privé. Le pacte doit être en cours au jour de la transmission, et il implique, à compter de la transmission, que les donataires poursuivent l’engagement collectif jusqu’à son terme, puis que chacun d’entre eux respecte un engagement individuel de conservation de quatre ans. Le donataire des parts ou actions transmises doit prendre lors de la transmission (en pratique, dans l’acte de donation), pour lui et ses ayants-cause à titre gratuit, l’engagement individuel de conserver les titres reçus pendant quatre ans à compter de l’expiration de l’engagement collectif de conservation. L’engagement est individuel, ainsi son non-respect par l’un des bénéficiaires de la transmission ne remet pas en cause le bénéfice de l’exonération partielle dont ont bénéficié les autres donataires. L’engagement collectif Dutreil doit avoir une durée minimale de deux ans, et doit être en cours au jour de la transmission. A cet égard, il est tentant de conclure un pacte pour une durée minimale de deux ans, tacitement reconduite d’année en année, afin de couvrir un risque de décès d’un actionnaire signataire. Dans une telle hypothèse, néanmoins, l’engagement doit toutefois être dénoncé pour les donataires (ou héritiers) afin de faire démarrer la période incompressible d’engagement individuel de quatre ans, tandis que le pacte ne resterait valable pour les autres signataires que si ces signataires restant engagés représentaient les minima requis de détention du capital. En cas de non-dénonciation du pacte, les obligations de détention peuvent dépasser les six ans minimums prescrits par la loi. Il est recommandé de conclure des pactes pour une durée fixe de deux ans tous les deux ans et, le cas échéant, de les démultiplier avec différents groupes d’actionnaires. Au moins un pacte serait, en effet, en cours à chaque projet de transmission, et le démarrage de l’engagement individuel serait acquis sans requérir de formalisme de la part des personnes soumises à ces engagements. C’est donc un outil vertueux grâce auquel l’entreprise est transmise plus tôt et mieux, avec un coût fiscal qui n’affecte pas ou peu la substance économique de l’entreprise. Son application et l’avantage qui en découle sont soumis à des conditions fines et complexes qui nécessitent un accompagnement par des professionnels avertis. Le LBO (Leverage Buy-Out) Cette opération survient lorsque la transmission des titres de l’entreprise familiale ne peut s’opérer de manière égalitaire. En effet, lorsque la transmission à titre gratuit de titres n’est envisagée qu’au profit d’un héritier repreneur (ou plusieurs) à l’exclusion d’autres héritiers, un volet spécifique du régime Dutreil pourra être utilisé afin de permettre au repreneur de faciliter sa structuration de détention. Au centre de cette transmission inégalitaire, un « dédommagement » ou soulte permettra à l’héritier repreneur de désintéresser ses cohéritiers, en lieu et place pour ces derniers d’une allocation en titres dans la perspective d’une revente à court terme, incompatible avec les obligations requises pour le régime Dutreil. Le LBO est une stratégie d’acquisition d’une entreprise par effet de levier. L’acheteur de l’entreprise crée une holding de rachat qui recourt au financement bancaire pour acquérir l’entreprise-cible. Une partie du résultat de l’entreprise-cible est alors affectée au remboursement de la dette par une remontée de dividendes au profit de la holding de rachat favorisé fiscalement par l’application du régime mère-fille ou de l’intégration fiscale. Cette technique peut également être utilisée par le dirigeant souhaitant dégager des liquidités. Il s’agit d’une vente à soi-même ou « Owner Buy Out » (OBO). Cette variante du LBO consiste pour les actionnaires familiaux à créer leur holding de rachat qui s’endette afin de racheter leurs titres dans l’entreprise et de rendre liquide une partie de leur capital professionnel. Le Family Buy Out dit FBO s’analyse en une opération globale organisant la transmission de l’entreprise familiale et combinant mutation de propriété des titres à titre gratuit et à titre onéreux. Ce mécanisme trouve son succès dans la possibilité pour les repreneurs familiaux qui ont perçu l’entreprise en tout ou en partie à titre gratuit en régime Dutreil, de pouvoir à leur tour transférer cette propriété à une société holding qui pourra recourir aux effets de leviers juridiques, fiscaux et financiers en vue de la prise en charge d’une soulte consécutive à un partage et/ou du rachat d’une partie des titres des actionnaires familiaux sortant. Le FBO permet le cumul des modes de transfert de la propriété de l’entreprise au sein de la famille. Le plus souvent, la transmission à titre gratuit de l’entreprise sera réalisée par voie de donation-partage, à la suite de laquelle une soulte pourra être transférée à une société holding qui se sera endettée à cet effet. En synthèse La famille dont les donateurs entameraient un processus de réflexions et de mise en œuvre d’une gouvernance raisonnée, et qui fixerait par écrit et contractuellement ses relations (charte familiale, assemblée familiale, conseil de famille, adaptation des statuts de l’entreprise familiale), dont les membres auraient moins de soixante-dix ans, qui viendraient à démembrer leurs titres familiaux dans le cadre d’une donation transgénérationnelle dans le cadre d’un FBO avec soulte, sous l’empire d’un pacte Dutreil, auraient nettement plus de facilités à conserver leur entreprise. En effet, ils risqueraient moins de devoir céder leur entreprise, ou d’ouvrir le capital à des tiers, afin de payer ses DMTG qui seraient dus massivement en cas de décès. En outre, ce processus de structuration et de transmission permettrait de percevoir les fonds issus du FBO, dont une fraction pourrait financer tout ou partie des droits de donation. L’effort à accomplir relève parfois plus d’un effort psychologique et de constance qui peut perturber les dirigeants familiaux entièrement tournés vers la bonne marche de l’entreprise familiale. Outre la question fiscale qui occupe et préoccupe les actionnaires-dirigeants, il faut une grande motivation politique pour amener la famille à se remettre en question, et aller au bout d’un chemin qui entraîne nécessairement des frottements familiaux. Ces mutations familiales peuvent apparaître compliquées et risquées. En tout cas, ils ne relèvent pas nécessairement de la compétence habituelle des instigateurs de ces changements : diriger une entreprise est différent, sinon éloigné de la gestion et de l’organisation des vertus familiales. Il est nécessaire d’aborder ces sujets avec, certes, des ambitions, mais en acceptant de considérer que le résultat final pourra être différent de ce qui avait été envisagé au départ de la réflexion. La famille peut avoir des points de vue plus ou moins nuancés ou contraires aux idées auxquelles aspirent les initiateurs de la réforme et qui se sont lancés dans l’aventure de la structuration. Autrement dit, partir avec des idées préconçues en vue de les imposer présente un risque fort d’échec et de déstabilisation de la Famille et de l’entreprise. Il convient donc d’être particulièrement prudent, et le cas échéant accompagné et aidé par des professionnels chevronnés. Il ne sert à rien d’avoir raison, il faut convaincre ! Malgré les confrontations et les négociations, les difficultés et les succès, la transmission de l’entreprise familiale, dans cette cohabitation entre technique juridique et pâte humaine, demeure un des sujets les plus riches auquel il est permis de participer. Familles, je vous aime !